Cette femme qui s’en va

Cette femme qui est morte ce matin me connaissait bien plus que je ne la connaissais. Elle est la nièce de ma mère. Sa mère était la soeur de Laure, ma grand-mère corse, la mère de ma mère.

Sa mère a eu un destin rebelle. Elle a refusé de se marier à celui que la famille lui destinait. Patrimoines à acquérir et  valeurs bourgeoises à maintenir, les filles obéissaient au père. Elle avait sans doute observé le triste couple forcé que Laure avait subi. Obligée de se marier avec celui là, un inconnu fortuné,  qui eu la bonne idée de mourir jeune. La soeur rebelle, donc, aimait un jeune homme. Le jeune homme était fou d’elle. Il la kidnappa, ils partirent à dos d’âne vers le bateau qui les fit quitter l’île, ce qui était alors ( et encore) le seul moyen de vivre libre, de choisir sa vie. Cet homme avait une bille de clown. Maigre avec des yeux  rieurs et une moustache, toujours prêt à plaisanter. Sa femme était ronde et ses cheveux étaient teints et curieusement coiffés, elle parlait en roulant excessivement les R, je me demande d’où cela lui venait. On avait l’impression qu’elle allait nous étouffer quand elle nous serrait dans les bras en bavant un peu. Elle était de sucre et de bijoux et nous trouvait sucre-d’orge à son goût.

Sa fille vient de mourir et quand meurt de plus en plus ceux qui nous on vu naître, ceux qui connaissaient nos parents avant qu’ils aient des enfants, on perd un bout de mémoire, un bout du Temps. On se souvient et ça fait mal, des doux moments, associés à l’enfance, associés aux terres ancestrales et ça pique dedans tous ces bouts qu’on ne sait pas relier ou dont les noeuds serrent si forts qu’on oublie d’y penser, qu’on les laisse sur un oreiller comme un doudou dans un placard. Existant mais en dormance. Pas bobo. Juste cadeau caché troué à l’usure, susurré, passé mais qui nous bâti encore. Ces moments nommés souvenirs sont une pompe du coeur battant.

Ainsi cette femme qui avait un petit surnom qui l’a suivi toute sa vie, ainsi son coeur cessa de battre ce matin, chez elle, calmement. Je savais depuis Noël que la pente arrivait. Une dernière conversation au téléphone, où elle fuyait toutes les questions réalistes et précises du genre « Comment ça va ? ». N’en parlons plus. Elle était heureuse chez elle, très entourée, une femme du collectif, toujours à accueillir, faire la popotte, organiser et ne pas écouter son corps dodu qui ne pouvait plus avancer mais qu’elle poussait par derrière.

Ainsi, elle qui connaissait tant ma mère, elle est partie la rejoindre, je sais qu’elle y a pensé. Des bavardes. Des mémoires sur pattes que j’ai tant écouté, assise à l’ombre sous les figuiers de l’île, des maisons, des balcons, face à la montagne sauvage. Elle avait hérité de la maison des deux soeurs, Laure et elle, et l’avait toute retapée, remise aux normes du XXeme siècle. Adieu les toilettes perchées sur les balcons, petites cabanes en bois qui faisaient peur -essaim de guêpes effrayants en prime. Décider d’y entrer puis décider d’y rester et de regarder entre les fentes en bois l’a pic en dessous c’était une aventure de l’extrême. Dans son jardin passe la voie ferrée qui relie le sud au nord de l’île. On est là presque au centre du passage sud-nord. Cela veut dire beaucoup. Un petit muret de pierres de 80 cms de haut sépare le jardin des rails. Un lieu mythique de notre famille. Toujours un petit frisson à se demander « Et si le train arrivait ? ». D’un côté du muret, côté rails,  le risque, de l’autre côté le jardin où sauver sa peau. La peau des fesses. Chaque pierre y a vu les culs de tous nos petits culs.