Un carton de livres

Tout à l’heure, en faisant semblant de ne pas y penser, le soleil brillait encore, je suis allée dans le cellier attenant au garage pour regarder le carton rempli de livres.

C’est son fils, le dernier,  qui m’a demandé, il recherche un dictionnaire qu’avait sa mère, ma soeur. Les rares livres sauvegardés après sa mort par sa fille tenaient dans six cartons et comme tout ne rentrait pas dans la voiture qui montait à Paris, j’en ai gardé un, provisoirement. Ce sont un peu des rescapés du grand carnage, des héros, puisque tout, tout, tout le reste, tous les autres trésors sont partis à Emmaüs. Peut être suis-je d’une famille où l’on ne sait pas conserver. Où cela fait trop mal, alors on donne, sans regarder, sans se retourner. Chaque objet nous fait peur, peur de garder le souvenir trop vivant et d’en pleurer toute la vie. Pourtant l’on pleurera toute la vie, quoi qu’on ait gardé ou jeté.

Ma soeur avait, elle,  la capacité et le besoin de faire patrimoine chez elle. Les vaisselles des grands-mères, les beaux objets, les livres de toutes sortes, elle était une littéraire pure, les très beaux meubles. Quand il fallut vider son appartement ce fut donc un déchirement sans fin, sans solution, sans espoir. 80% des choses, toutes de valeur à nos yeux, furent jetées ou données. Rien ne pouvait consoler, rien ne tournait rond et nous avions un temps compté pour rendre l’appartement. Tout fut fait dans le flot du désespoir, bien fait, comme des tâcherons qui continuent d’abattre les arbres vivants, nous n’avons pas reculé, nous avons vidé, vidé, vidé. Notre vide. Par ci par là, de toutes petites choses ont été gardées, par l’un ou l’autre. J’ai deux assiettes plates et quatre à dessert, deux coupelles en verre où je mets mes pastels, un cendrier débile, ce genre de babiole, et, oui, deux assiettes à soupe du service de la grand-mère. Service complet qui est parti à Emmaüs aussi. Je pense qu’ils nous ont bénis. Des dizaines de milliers d’euros on y a amené, car je ne parle pas des collections de bandes dessinées et autres ouvrages anciens. Dans le flot, sa fille qui n’en pouvait plus comme nous tous, a quand même sauvé des livres. Ma soeur en avait des milliers. Je me retrouve donc tout à l’heure à ouvrir ce carton qui attend sans espoir depuis  ce décès, il y a quatre ans. Cette fille, ma nièce bien aimée ( j’avais douze ans quand elle est née), a rompu avec nous tous depuis. C’est une peine qui saigne en moi fidèlement, un goutte à goutte continu.

Je pensais qu’on m’avait confié deux cartons mais, soulagement, il n’y en a qu’un. Il s’ouvre tout seul. Il me faut plonger dans une bonne cinquantaine de livres, de poche la plupart. Les meilleurs auteurs, des grecs à nos jours. Une palette impeccable, de quoi remplir tes jours vieux, relire ou lire les classiques, les grands, les beaux. Pontalis, Camus, Shakespeare, Vian, Tolstoï, Ibsen , etc, etc. Je plonge alors dans le chagrin, tout tranquillement, d’une façon très forte et simple, en lisant chaque titre, en cherchant le suivant, je me dis que je dois cesser, mais c’est tout ce qu’il me reste d’elles, ils me redonnent une proximité douloureuse avec cette soeur morte et sa fille disparue à sa façon, évanouie dans le présent. Je vois leur intelligence, leur goût pour la littérature, leur grand amour des livres. Une chose qui s’est transmise au delà des temps, au delà des tourments, au delà de leurs disparitions. Je vois ma soeur si instruite et vivante, si curieuse et volubile. Je me retrouve avec elle et avec elles deux, dans ce carton, où je touche chaque livre comme les touchant elles, mes aimées que je ne vois plus. Depuis ces quatre années, la notion de famille a disparu de ma vie. Non que j’en fusse très adepte, mais au moins ce que cela pouvait comporter de chaleur, de mémoire, de souvenirs communs, ce qui n’est pas rien, cela est mort, enfoui. La disparition, l’absence de ma nièce est presque la plus cruelle puisque je la pense vivante, quelque part son coeur bat, ses beaux cheveux s’agitent, sa voix égraine ses paroles, j’aime sa voix, j’aime l’entendre. Quelque part sur cette Terre et peut être dans la même région, nous vivons sans rien partager, nous qui avons tant été ensemble, de près ou de loin.

Les livres de poches du carton, usagés, bien trempés de leurs vies, de ces mains qui les ont tenu, ces livres me touchent, entrent dans ma peine, me font pleurer. Je re pleure le soir, mais je ne suis pas seule, je te redis la douleur de ces pertes, la tristesse de la vie, la tristesse qui est installée en moi. Quoi qu’on en pense, quoi qu’on en dise. La tristesse est une femme en moi, une forêt à tailler régulièrement, à entretenir et aménager pour y faire des chemins, des rondes, des promenades sans s’y perdre à chaque fois. Un jour peut être, un roi, une reine, un palais, une bonne nouvelle, une bibliothèque dans une cabane, la douceur des jours nouveaux, la tendresse d’une main tendue. Un jour peut être un signe, un nuage, un indien sur sa montagne qui m’appelle dans ses ronds de fumée. Un jour un tipi, une route, trois chaises et une table en bois. Le bouquet de fleurs sauvages dans ton vase de terre. La chance d’un bonheur, les tiges vertes dans une main, ton visage qui se souvient.

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