Planche K.O

J’avais pourtant gloutonné quatre carrés de chocolat noir avant d’arriver. Je me croyais puissante et orgueilleuse devant cette planche de bois travaillée la semaine dernière à l’atelier d’arts plastiques. J’allais lui refaire la peau.

Du Picabia, demandait la prof. La semaine dernière je me faisais une joie de clouter des objets et d’écrire sur le support. Sauf que je n’avais rien trouvé d’autre à amener que des clés et un socle de téléphone. Le socle de téléphone c’est assez marrant. Il faut dénicher les vis, puis ouvrir le truc et c’est dedans que c’est beau. Du vert, des miniatures de fils reliés à des mini bobines. Un cercle aimanté. Un fouillis de petits machins. Les clés, c’était une erreur. Des maisons disparues, des aimés disparus, des clés au fond d’une boîte, je me suis dit  » C’est l’occasion de les transformer et de vider la boîte ». Ben pas trop.

Parce que ces clés en enfilade, même colorées, mêmes reliées à du fil doré et serpentant dans le vide, ces clés restaient sans âme qui vivent sur ma planche désemparée. J’avais prévenu la prof : c’était du lourd. C’est resté lourd et pas beau. Aujourd’hui je voulais tout refaire de ce que j’avais valeureusement mis en place la semaine dernière. J’ai gâché, peint, recouvert, détesté, collé-coupé des lettres de papier, recouvert ma prose, cassé du fil, enlevé toutes les clés sauf deux. Recouvert de blanc une partie de ce qui ressemblait à de la crème de marron au fromage blanc, et donc pas du tout du Picabia-maison.

Le bide. Deux heures de frustration et de vide rempli sans pitié, sans sens. Au milieu de ma planche, rectangle étroit vertical, trône quand même le World Trade Center. Un morceau de grillage collé debout qui évoque tout de suite le gratte ciel. Deux V en acier cloués dessus. Autour c’est l’apocalypse. Tout explose, rien ne tient la route. « AILLEURS » est collé en bas, en lettres découpées dans un magazine. On verra la semaine prochaine. J’ai refusé que la prof l’accroche au mur avec les autres. Qui, tous, on réussi a créer des univers charmants, drôles, beaux, intrigants, poétiques. Sauf moi.

Ah si j’avais su me séparer des clés et descendre moi aussi farfouiller dans la réserve de l’atelier et trouver des bidules et des machins ! Peut être plus tard, maintenant que j’en ai bien bavé, saurais-je recommencer à zéro avec cette planche devant moi, épaisse et petite, qui ne m’a rien fait la pauvre et se demande comment on en est arrivées là.

Dès que j’ai quitté les lieux du supplice, je me suis sentie libérée, légère. Je me suis étonnée de prendre cette légèreté après ce plomb sur la tête qui m’était tombé. J’ai marché jusqu’à ma voiture presque hilare. Angélique. J’ai roulé, constatant que le soleil se couche plus tard. Il avait fait si beau. J’ai pensé à nous qui nous voyons tous les jours, tous les soirs, et j’ai aimé cette pensée. Cette idée de nous, inséparables que tout pourrait séparer et que rien ne peut délier. Je pense souvent que nous sommes des chatons d’une même portée.